XVII
SOUS LE PAVILLON

Les deux lignes formées par les vaisseaux semblaient converger rapidement, mais l’escadre de Jobert se trouvait encore à environ trois milles.

Keen, qui l’observait avec la plus grande attention, laissa tomber :

— Il n’a toujours pas réduit la voilure, amiral.

Bolitho avait envie d’aller tout à l’arrière pour voir ce qui se passait dans le convoi. La canonnade y était devenue générale et, la dernière fois qu’il avait pu l’observer, il avait vu le Benbow pris dans un nuage de fumée et engagé contre les deux soixante-quatorze français, un de chaque bord. Ce n’était jamais une situation très agréable : elle vous obligeait à répartir les servants en deux bordées et ne laissait guère de monde disponible pour effectuer des réparations ou évacuer les blessés.

À entendre les claquements plus aigus d’armes légères, il devinait que la Luciole d’Adam, oubliant toute prudence, s’était approchée autant que faire se pouvait des deux gros français. Adam savait que le Benbow portait la marque de Herrick. Non qu’il eût besoin d’être encouragé pour aller se battre. Bolitho songeait à la remarque de Keen : Jobert n’avait toujours pas hissé le moindre signal et il avait visiblement préparé soigneusement ses bâtiments à ce moment.

Sans baisser sa lunette, Keen lui demanda :

— Réduisons-nous la toile, amiral ?

— Oui, rentrez les voiles basses. Sans cela, Jobert va dépasser notre ligne sans que nous ayons pu toucher aucun de ses vaisseaux.

Paget criait :

— Le Barracuda attaque les frégates ! – il avait l’air tout excité. Mon Dieu, il en passe une sur l’arrière !

Lapish avait fait fort bon usage de son camouflage. Tandis que les deux frégates conservaient leur formation en ligne de file, il avait brutalement abattu sur elles, avec tout l’avantage du vent. Sa batterie tribord faisait feu sur l’ennemi, mais il était passé si près du tableau du bâtiment de tête qu’on aurait cru qu’ils étaient entrés en collision. Le français laissait échapper des flammes et de la fumée, et quelqu’un poussa un rugissement de joie lorsque le hunier bascula par-dessus bord. Le gréement et les espars suivirent dans la plus grande confusion, ce qui donna aux canonniers de Lapish l’occasion de lâcher une seconde bordée. Puis le Barracuda, la barre dessous, se dirigea vers la ligne française.

Il y eut même des marins de Keen, occupés à rentrer les voiles basses, pour s’interrompre dans leurs travaux afin d’admirer leur unique frégate qui prenait le large sans que le second bâtiment ennemi eût le temps de suivre dans les eaux. Car le premier, les deux bordées successives de la frégate l’avaient momentanément désemparé, si bien que la liste des morts et des blessés devait être longue.

Bolitho se força à se retourner vers le vaisseau amiral de Jobert. Tout comme ses conserves, il était peint de bandes alternativement noires et blanches et les mantelets ouverts dessinaient un damier sur la muraille.

— Amiral, il essaie de nous prendre à revers, lui dit Keen.

Bolitho ne répondit rien. Le boute-hors du Léopard pointait droit sur le leur. Keen ajouta :

— Ça y est, ils réduisent la toile, amiral.

Le ton de sa voix trahissait concentration mais aussi soulagement. Car si les vaisseaux de Jobert croisaient leur propre ligne de bataille, ils pourraient tirer sur le convoi pendant que Keen perdrait un temps précieux à virer de bord pour engager le combat. Réduire la toile signifiait peut-être qu’ils allaient se battre.

La distance était maintenant inférieure à deux milles, le vaisseau amiral de Jobert semblait les dominer de plus en plus au-dessus les crêtes.

— Batteries tribord, paré !

Les yeux plissés de tension, Keen dégaina. Bolitho entendit les sifflets qui répétaient l’ordre à la batterie basse, il revoyait tous ces visages qui lui étaient devenus familiers. Il ordonna :

— Nous devons essayer de couper leur ligne. Passez sur l’arrière de Jobert, laissez Montresor et Houston s’occuper des autres. Combat singulier et bordée pour bordée.

Il aperçut alors une succession d’éclairs effilés : le trois-ponts de Jobert faisait feu, une bordée lente, mesurée. La mer se mit à bouillonner, les gros boulets passèrent au-dessus de lui dans un vacarme aigu, mirent en pièces des morceaux de gréement et percèrent une dizaine de trous dans les voiles. Des hommes se précipitèrent pour grimper dans les hauts sous les ordres du bosco qui criait pour leur indiquer les endroits les plus sévèrement atteints.

Moins d’un mille. Des boulets volaient assez haut, deux autres frappèrent les œuvres vives comme des béliers. Bolitho s’essuya les yeux, la fumée tourbillonnait sur la dunette en volutes capricieuses avant de s’évanouir sous le vent.

— Signalez au Rapide de porter assistance au Benbow.

Bolitho essayait de ne pas penser aux risques qu’allait courir Quarrell, mais cela réconforterait Herrick – il se mordit la lèvre – ainsi qu’Adam. Pourvu qu’il fût toujours en vie.

Paget se mit à crier :

— Il rétablit ses huniers, ce saligaud !

Bolitho vit les gabiers du Léopard se débattre sur leurs vergues, tandis que leur bâtiment mettait la barre dessous. Le bâtiment de Jobert virait de bord, comme s’il voulait éviter le combat à l’abordage. Arrivé plein travers, il tira une nouvelle bordée. On eût dit une explosion gigantesque, Bolitho dut se retenir à la lisse, plusieurs boulets frappèrent la muraille de l’Argonaute, d’autres vinrent s’écraser sur le gaillard d’avant. Des morceaux de bois volaient de partout, les servants de la caronade tribord ne formaient plus qu’un amas sanguinolent.

Keen abaissa son sabre :

— Feu !

Les chefs de pièce tirèrent sur les boutefeux et l’Argonaute partit au roulis sous l’effet du recul. La batterie basse, qui constituait son armement principal, réagit pourtant assez mal : certains des servants avaient sans doute été surpris ou rendus nerveux par les premiers coups de l’ennemi.

À bord du Léopard, quelques voiles se tordirent, et le petit hunier en lambeaux, percé de trous, se déchira sous l’action du vent. Mais cela ne suffit pas à le faire seulement trembler.

La Dépêche se rapprochait du second français ; Bolitho entendit l’Icare qui tirait en limite de portée sur le deux-ponts en arrière-garde. Il se précipita sur les filets sous les yeux des servants des neuf-livres, encore inemployés. Les hommes avaient le regard fou, leurs corps à demi nus haletaient sous l’effort comme s’ils venaient de courir. Les deux vaisseaux se ruaient sur l’ennemi, l’Icare était presque invisible derrière des tourbillons de fumée.

Criant un « Suivez Jobert ! », il ferma les yeux lorsque des boulets s’enfoncèrent dans le bordé. Un homme touché poussa un hurlement bref.

— La barre dessus ! ordonna Keen. Rapprochez-vous encore, mon vieux !

Fallowfield lui jeta un coup d’œil avant de faire un signe à ses timoniers, agglutinés autour de la roue comme si elle constituait leur dernier refuge.

De brefs éclairs partaient des hunes de combat sur le Léopard, plusieurs balles de mousquets, des tirs aveugles, s’enfoncèrent sans faire de mal dans les hamacs. Les fusiliers se tenaient accroupis derrière leur pauvre rempart en attendant l’ordre d’ouvrir le feu. Quelques-uns mouraient visiblement d’envie que le capitaine Bouteiller prît cette décision.

— Envoyez la misaine ! ordonna Keen.

Les gabiers étaient parés et Bolitho vit la grand-voile jaillir de sa vergue et lui cacher la vue de l’ennemi comme un gigantesque rideau.

Les coups pleuvaient plus dru sur la dunette et sur l’arrière. Allday murmura :

— Reste près de moi, mon gars. Ils sont hors de portée, mais…

Stayt sortit son pistolet et l’examina comme s’il le voyait pour la première fois de sa vie.

L’air était rempli d’un vacarme terrible, les chefs de pièce hurlaient, faisaient de grands gestes à leurs hommes qui maniaient les anspects pour réorienter les volées fumantes dans la direction de l’ennemi. Là-haut, les gabiers se hélaient pendant que manœuvres courantes et dormantes fouettaient l’air et échappaient aux mains qui tentaient de les saisir. De temps à autre, les filets tendus tressautaient quand un espar brisé dégringolait. Bolitho savait bien que la relative modestie des avaries tenait du miracle.

Il entendit deux détonations graves qui roulèrent en échos : Le Rapide faisait usage de ses trente-deux-livres d’emprunt. Ils allaient causer quelque souci aux vaisseaux français, cela pouvait même les éloigner de Herrick, qui était attaqué des deux bords à la fois.

Il aperçut une frégate qui tombait sous le vent, son mât de misaine à la traîne le long du bord. Des silhouettes pas plus grosses que des fourmis se démenaient pour mettre de l’ordre dans ce fouillis avant de l’évacuer. Mais les cris de quelques canonniers cessèrent brutalement, comme sur commande.

La main de Bolitho se crispa sur son sabre. Le Barracuda chancelait, une nouvelle bordée venait de s’abattre sur lui, faisant s’effondrer plusieurs espars et des pièces de gréement.

— Pas de chance, murmura Keen, mais il en a mis un hors de combat !

Et, comme le vaisseau de Jobert reprenait ses tirs, il se précipita de l’autre bord. Les boulets passaient maintenant à quelques pieds seulement au-dessus de leurs têtes.

Stayt dit brutalement :

— Nous ne pouvons pas le marquer ! – ses lèvres lâchaient les mots comme s’il ressentait tous les coups. Il faut nous rapprocher !

— Keen ! lui cria Bolitho, faites tête sur le convoi !

Il devenait soudain parfaitement clair que Jobert avait l’intention de s’emparer des navires marchands comme il l’avait prévu, puis de laisser ses commandants arrêter ou ralentir les bâtiments de Bolitho, les empêchant ainsi d’intervenir.

Une grande gerbe d’étincelles jaillit du pont de la Dépêche, des morceaux de bois volaient avant de tomber à l’eau. L’espace d’un instant, Bolitho crut que la sainte-barbe avait sauté, mais il s’agissait plutôt sans doute d’une gargousse qui avait explosé avant de glisser dans la gueule d’une pièce. Le vaisseau français s’éloignait lentement de la Dépêche en dérivant, Bolitho s’aperçut qu’il était également gravement endommagé. La Dépêche revint sur lui, la batterie basse tirant sans répit, mais de nombreux servants sur le pont supérieur avaient été fauchés par l’explosion. L’Icare exécutait lui aussi le dernier signal. Il masquait l’ennemi, certaines de ses voiles étaient constellées de trous, quelques-unes de ses pièces n’étaient plus servies ou s’étaient renversées.

La barre toute dessus, l’Argonaute suivit le vaisseau de Jobert, à croire que son boute-hors allait l’empaler. L’espace d’eau qui s’étendait entre eux était piqueté par des gerbes d’embruns, souvent suivies par les terribles volées de fer qui frappaient la coque.

— Nous sommes tout seuls, remarqua Stayt.

Bolitho se tourna vers lui : Stayt semblait si calme, presque détaché. Un homme qui n’aurait pas eu de système nerveux, ou qui se résignait à l’inéluctable.

— Batterie bâbord ! – le sabre de Keen jeta un éclair. Feu !

On entendit quelques vivats lorsque des voiles du français se déverguèrent en se déchirant, des bouffées de fumée le long de sa coque disaient assez combien leur tir avait été précis. Les effets de l’entraînement imposé par Keen se faisaient sentir…

Stayt se baissa, des volées de balles de mousquet passaient par-dessus les filets. Deux marins tombèrent sur le pont, le premier porta convulsivement les mains à son ventre. On jeta celui qui était mort par-dessus bord et l’on traîna l’autre jusqu’au panneau le plus proche pour le descendre chez Tuson.

Bolitho fut pris d’un grand frisson : voilà, cela commençait. Le bistouri et la scie, les affres de l’angoisse tandis qu’on maintenait un pauvre diable sur la table.

Stayt fut pris d’une quinte de toux et, se tournant vers lui, Bolitho le vit tomber très lentement à genoux, les traits atrocement crispés. L’aspirant Sheaffe courut lui porter secours et lui passa le bras derrière les épaules.

— Descendez-le dans l’entrepont ! ordonna Bolitho.

Stayt leva les yeux, mais il avait du mal à fixer. Il se tenait la taille et ses doigts étaient déjà pleins de sang. Il essaya de secouer la tête, mais la douleur lui arracha un cri.

— Non !

Il regardait Bolitho, hagard.

— Écoutez-moi !

Bolitho s’agenouilla près de lui. Le grondement et le fracas des canons lui brisaient les oreilles. Les mâts du Léopard n’étaient plus très loin, ils grandissaient le long du bord, énormes, formidables, et les deux vaisseaux se rapprochaient toujours.

— Qu’y a-t-il donc ?

Il savait bien que Stayt était à l’agonie. Des hommes tombaient un peu partout, l’un des timoniers se traînait, essayant de gagner l’arrière. Effort rendu dérisoire par la longue traînée de sang qu’il laissait derrière lui.

— C’est mon père… je voulais vous dire… – il fut pris d’une violente quinte, qui lui fit cracher le sang. Je lui ai écrit, au sujet de cette fille, j’aurais jamais cru qu’il pourrait…

Ses yeux se révulsèrent et il se mit à gémir :

— Oh, mon Dieu, aidez-moi !

— Amiral, je vais l’emmener, fit Sheaffe.

Mais le son de cette voix sembla donner à Stayt un regain de forces. Tournant son regard vers lui, il se mit à sourire, ce qui lui conférait un air terrifiant :

— C’est l’amiral Sheaffe. Un ami de mon père, vous comprenez.

Il se retourna vers Bolitho et ferma les yeux. Les balles continuaient de pleuvoir sur le pont. Un marin occupé à écouvillonner fut tué sur le coup, un autre eut le bras arraché, comme un fétu.

— Il vous a toujours détesté. Je pensais que vous le saviez, amiral. Tous les pères – il tentait de parler distinctement, mais il avait la bouche pleine de sang et étouffait : Le vôtre, le mien, celui de ce jeune aspi…

Il se remit à tousser et, cette fois, le sang ne s’arrêta pas.

Sheaffe l’étendit sur le pont et vit que son visage avait pris la rigidité de la pierre. Il prit le petit pistolet d’argent et le glissa dans sa ceinture.

Keen traversa le pont en criant :

— Nous arrivons dessus !

Le pont se souleva violemment, les éclis volaient comme des frelons, fauchant les hommes ou les laissant trop grièvement blessés pour qu’ils pussent se sortir seuls d’affaire. Apercevant le corps de Stayt, il lâcha :

— Qu’ils soient maudits !

Bolitho s’approcha des filets et, prenant appui sur l’épaule d’un fusilier, se haussa un peu pour observer l’autre vaisseau. La bataille faisait rage de tous côtés, des épaves, des espars brisés flottaient à la dérive. Çà et là, un cadavre isolé surnageait, insensible au tonnerre des canons, comme un nageur imprudent.

Il apercevait la marque de Jobert au-dessus de la fumée, les lueurs des mousquets, des tireurs d’élite qui cherchaient une cible. Le coup qui avait tué Stayt lui était sans doute destiné.

Il tourna le dos au gros vaisseau noir et blanc et se pencha vers le fusilier tout bronzé. C’était pure folie, il s’attendait à sentir d’un instant à l’autre le choc horrible d’une balle entre les omoplates. Ses épaulettes en faisaient une cible de choix.

Il ressentait pourtant la même insouciance, ce besoin de leur donner confiance en lui, alors même qu’il les menait au désastre. Il dit à l’homme :

— Vise bien, mon garçon ! Mais tu me gardes l’amiral, d’accord ?

Il lui donna une grande tape sur l’épaule, le fusilier manifesta d’abord un certain étonnement avant de lui faire un large sourire et de s’exclamer :

— Crédieu, amiral, je me suis déjà fait deux salopards !

Et Bolitho n’avait pas sauté sur le pont qu’il pointait derechef et faisait feu.

La coque trembla violemment sous le choc de plusieurs coups au but, un dix-huit-livres bascula, écrasant quelques-uns de ses servants. La volée devait être aussi brûlante qu’un four, mais les hommes moururent sur le coup ou presque et leurs hurlements se perdirent dans le bombardement. Le petit hunier partait en lambeaux puis, sans crier gare, le grand mât de hune commença à vaciller avant de plonger vers le pont comme un arbre géant.

Bolitho essayait de distinguer quelque chose dans la fumée, ses yeux lui piquaient. Il fallait qu’ils viennent bord à bord. Une brève trouée lui permit de constater à quel point ils étaient proches du convoi. Le Benbow arborait toujours ses pavillons, mais son mât d’artimon était tombé. Il tirait sans discontinuer sur le vaisseau le plus rapproché. L’autre était presque totalement démâté et les deux petits bricks faisaient feu sur lui. Puis la fumée lui cacha tout.

Il toucha du pied le bras ballant de Stayt et le regarda. En quelques minutes, il en avait appris plus sur son compte que tout ce qu’il en savait. Toute cette haine, cette jalousie paraissaient à présent si mesquines, si dérisoires ! Il se tourna vers Keen :

— Le vent est pour nous, profitez-en – et d’un ton plus dur – éperonnez-le !

Il dégaina son sabre et entendit Allday qui faisait de même avec son coutelas.

— On y va ! Tous dessus !

Keen se détourna : inutile de protester ou de discuter. Les hommes de Jobert allaient les submerger, ils n’avaient aucune chance. Mais ils étaient perdants depuis le début. Il cria :

— Du monde aux bras ! La barre dessus, monsieur Fallowfield !

Mais le second pilote avait pris la relève. Fallowfield gisait près de la roue, là où il était mort, l’oreille collée au pont comme s’il écoutait quelque chose.

— Monsieur Paget ! Paré à éperonner !

Paget leva les yeux avant de courir vers le gaillard. Il avait déjà dégainé, tandis que l’Argonaute fonçait sur l’ennemi, bâton de foc pointé comme une lance. Ses voiles étaient trouées et déchirées au point que le vent, un vent vif, cruel, spectateur de la bataille, suffisait à peine à le rendre gouvernable.

La Dépêche était bord à bord avec un autre bâtiment et tirait toujours, alors que les gueules de ses canons étaient à touche-touche avec celles de son adversaire.

À présent, Jobert avait compris les intentions de Bolitho, mais il ne pouvait plus faire grand-chose. En changeant d’amures pour se diriger droit sur le convoi, il était venu au largue. Il ne pouvait ni se retourner contre l’Argonaute, ni laisser le vent l’éloigner sans risquer d’exposer sa poupe à une bordée meurtrière.

Sans faire attention au fracas des canons, Bolitho observait les boulets qui miaulaient. Jobert essayait de pointer de nouveau sur le vaisseau qui avançait lentement, son grand pavillon toujours à bloc au mât de misaine.

Des marins français couraient déjà sur le passavant en tiraillant sur lArgonaute. Quelques-uns tombèrent ou passèrent même par-dessus bord sous le feu des fusiliers de Bouteiller. Un pierrier explosa, il ne savait où, une des tuniques rouges s’effondra. C’était le lieutenant Orde, sabre à la main : son regard vide fixait le ciel.

Keen, cramponné à la lisse, regardait comme tétanisé le gros trois-ponts qui grandissait au-dessus de leurs têtes, à la fois si proche et si lointain. Des marins leur tiraient dessus d’en haut, le pont tremblait sous ses pieds. Un gros boulet frappa le corps de Stayt qui tressauta comme s’il n’avait fait jusque-là que semblant de mourir. Les Français couraient vers le point d’impact dans un concert de hurlement et de jurons que le fracas de la bataille ne parvenait pas à recouvrir. Keen se retourna en sentant Bolitho le prendre par la manche :

— Les pièces sont-elles prêtes ?

Keen lui fit signe que oui :

— Mais, à cette distance, amiral ?

Le boute-hors s’enfonçait tranquillement dans les haubans d’artimon du Léopard, une avance presque feutrée, mais Keen savait que toute la masse de son bâtiment poussait derrière. Il agita son sabre en direction du lieutenant de vaisseau chargé de la batterie tribord. Le temps s’écoulait comme au goutte à goutte, Keen eut le temps de penser à plusieurs choses à la fois. De grandes clameurs puis, une fraction de seconde avant que les boutefeux fussent tendus, il entendit Bolitho qui lui disait :

— Les bonnes paroles n’ont jamais autant d’effet qu’une bonne bordée, Val.

L’espace encore vide entre les deux vaisseaux se réduisit à rien, dans un grand envol de flammes et de fumée. Des morceaux de bourre calcinée volaient à hauteur des voiles déchirées, l’étrave pénétra la coque de l’ennemi dans un grondement de tonnerre.

Les fusiliers et les marins français avaient disparu, la muraille du Léopard sous le passavant était rouge vif, si bien que le vaisseau donnait l’impression de verser des flots de sang.

Puis, dans une dernière convulsion, les deux bâtiments s’écrasèrent l’un contre l’autre, haubans et espars inextricablement mêlés. Canons, hommes, vent, tout s’était tu, comme si leur univers venait de disparaître.

Les fusiliers de l’arrière qui se ruaient sur le gaillard bousculèrent Bolitho. Certains avaient perdu leurs coiffures. Des regards fous, des baïonnettes qui brillaient au soleil. Maintenant qu’ils étaient réunis, les deux bâtiments roulaient plus lourdement. À travers les débris de gréement et les lambeaux de toile calcinée, Bolitho voyait les départs fulgurants des mousquets, l’éclair des lames.

Perchés au-dessus du nuage de fumée, les tireurs d’élite tiraient sans relâche. Il aperçut Phipps, le cinquième lieutenant, se saisir le visage à deux mains. Une balle venait de le frapper en plein front. Il avait servi comme aspirant à bord de l’Achate. Et en l’espace d’un rien de temps, il était retourné au néant.

Les vaisseaux dérivaient lentement, pesamment, sous le vent et s’éloignaient ainsi du convoi. Cela donnait à Herrick une maigre chance, mais guère plus – à moins que… Bolitho vit plusieurs marins fauchés par l’explosion d’un pierrier. La grêle de balles les avait transformés en lambeaux sanguinolents qui hurlaient et se débattaient avant de mourir. Il cria :

— Prenez-moi ce bâtiment, Val ! Agrippez-vous !

Voyant que Keen restait incrédule, il insista :

— A n’importe quel prix !

Puis, sabre en main, il se mit à courir en empruntant le passavant tribord, suivi d’Allday et de Bankart. Il trouva même le temps de se demander ce qui empêchait Bankart de courir se cacher, dans combien de temps tout cela allait se terminer, comme c’était déjà le cas pour trop d’entre eux. Allday lui cria d’une voix éraillée :

— Mon Dieu, ils arrivent à bord !

Bolitho, apercevant Paget près du mât d’artimon, lui ordonna :

— Faites évacuer la batterie basse ! Tout le monde sur le pont !

Et il se retrouva près du capon tribord, le gaillard était déjà jonché de cadavres. Marins et fusiliers, amis et ennemis, agrippés aux mains courantes sur la guibre ou qui se laissaient glisser le long des étais et des voiles déchirées. Les baïonnettes jaillissaient, d’autres tapaient sur les assaillants avec tout ce qui leur tombait sous la main, haches, coutelas. Un homme se servait même d’un écouvillon qu’il maniait comme une crosse, jusqu’à ce qu’un boulet le fît basculer avant de le projeter entre les deux coques.

Désespéré, Keen observait le spectacle de la dunette. Les uniformes ennemis apparaissaient toujours plus nombreux à travers la fumée, certains avaient déjà atteint le passavant bâbord. Ils allaient submerger son équipage. Cherchant autour de lui, il aperçut Hogg, son maître d’hôtel, qui tombait sur le pont, la main tendue pour demander du secours. Mais la mort rendait déjà son regard vitreux.

Ils allaient tous périr, tout cela pour deux navires chargés d’or. Il hurla :

— Ouvrez le feu avec les neuf-livres, monsieur Valancey ! Visez l’arrière !

Il devenait presque impossible de parler et de respirer avec toute cette fumée qui tourbillonnait au-dessus des ponts. Les hommes glissaient, se bousculaient en écrasant les cadavres de leurs camarades.

Il entendit jaillir des clameurs, des renforts arrivaient de rentre-pont. Chaytor, le second lieutenant, agitait son sabre pour les envoyer à l’avant.

Les neuf-livres reculèrent dans leurs palans, projetant leur mitraille au milieu de la fumée. Quelques balles allaient bien trouver leur cible à l’arrière parmi les officiers.

Il vit un marin courir vers lui et comprit, tout étonné, qu’il s’agissait d’un ennemi, un simple matelot qui s’était retrouvé isolé des autres. Il plongea en avant, il distinguait à peine son adversaire, aveuglé par la souffrance et la fureur. Hogg était mort, Bolitho allait bientôt se faire tuer ou se faire capturer en menant la contre-attaque.

Le marin français brandit son pistolet, mais la détente frappa à vide. Hagard, il jeta son arme devenue inutile et, regardant Keen bien dans les yeux, leva son grand coutelas. Il était jeune et agile, mais la fureur du combat l’empêcha de voir que Keen avait de la ressource.

Keen para la large lame et son élan entraîna son adversaire. Keen le frappa à la nuque, il tomba en poussant un grand cri et Keen l’acheva d’un coup en plein visage.

Il se retourna. La colère lui donnait un regain de force. Il ne faisait même plus attention aux balles qui pleuvaient autour de lui ou venaient se ficher dans le pont. Il se tourna alors vers le gaillard d’avant : le spectacle y était plus terrible que jamais.

Le capitaine de vaisseau Inch, sans autre vêtement que son pantalon, escaladait l’échelle bâbord. Son moignon tressautait dans tous les sens, il faisait des moulinets en hurlant :

— Tenez bon, les gars de l’Hélicon !

Il haletait, sa blessure faisait peine à voir. Il se remit à crier, couvrant de sa voix le cliquetis des armes et les cris des mourants :

— A moi, l’Hélicon ! À repousser l’abordage, les gars !

Keen s’essuya les yeux d’un revers de manche : au nom du ciel, il se croit encore à son bord !

Cela ne pouvait pas durer. Les silhouettes agglomérées refluaient vers l’arrière, quelques marins français avaient déjà pris pied sur le pont principal et se battaient au milieu des cordages et des cadavres.

Un aspirant, sans arme, devenu dément, se mit à courir vers un panneau, les mains sur les oreilles pour essayer d’aller se réfugier ailleurs. Keen reconnut Hext, l’un des plus jeunes aspirants du bord. Comme il atteignait l’hiloire, il glissa dans du sang et s’effondra en poussant des glapissements. Un grand Français fonça sur lui en brandissant son coutelas. Le jeune garçon roula sur le dos et le regarda, sans même essayer de se protéger le visage ou de crier grâce. Il resta là en attendant la mort.

Mais Inch était là, il plongea sa lame dans les côtes de l’homme et le fit basculer. Sous l’élan, son sabre lui échappa. Le marin tomba près de l’aspirant Hext en donnant de grands coups de pied.

Keen vit surgir de la fumée une pique d’abordage. Elle cueillit Inch dans le dos, il tomba à genoux. La pique ressortit, avant de porter un nouveau coup.

Bolitho vit Inch tomber puis, à l’autre bout du pont, par-delà les silhouettes vacillantes d’hommes épuisés, aperçut Keen qui le regardait. L’espace d’un moment, ce fut comme si la bataille avait cessé. Ils revoyaient ensemble tous leurs souvenirs, la brave petite Zénoria, l’espoir et l’amour, l’illusion d’avoir fait une découverte rare.

Mais les cris reprenaient de plus belle, et Bolitho fit volte-face pour se retrouver face à un officier français. D’un coup terrible, il fit valser son sabre puis, l’attrapant par les parements, lui enfonça sa garde dans la mâchoire. L’officier tomba sur le côté en poussant un hurlement de terreur. Le grand coutelas d’Allday venait de le faucher.

Allday retira sa lame et cracha :

— Nous n’arrivons pas à les contenir !

— Tenez bon, les gars ! hurla Bolitho.

Un marin tomba à genoux et essaya de parer la lame qui arrivait. Il poussa un cri lorsque sa main tomba près de lui. Bolitho se pencha par-dessus ses épaules et sentit le Français à la pointe de son sabre qui glissa sur la boucle de son ceinturon avant de se planter dans sa poitrine.

Il se tournait pour rallier à lui quelques marins et fusiliers qui se trouvaient de l’autre bord lorsqu’il aperçut une grande ombre qui se dressait au-dessus de la fumée.

— Ces salopards sont le long du bord ! lui cria Allday. En voilà encore d’autres qui arrivent !

L’un des soixante-quatorze français avait dû échapper aux bâtiments de Bolitho et arrivait à la rescousse de son amiral.

Bolitho entendit des hurlements de fureur et vit que le nouvel arrivant venait de perdre son mât d’artimon. Les canons pointaient de sa muraille, il sentit le choc des volées contre le flanc de l’Argonaute.

C’était un vrai rêve, un rêve impossible : ce visage sévère et cette plaque pectorale, cette épée tendue. L’amiral Benbow.

Criant en arrivant de tous côtés, les marins et les fusiliers de Herrick bondirent sur le pont, véritable vague d’hommes dépenaillés, noirs de fumée. Ils venaient de se battre et de remporter la première manche en défendant le convoi.

Bolitho se sentit soudain porté par ce renfort qui conférait à lArgonaute une énergie nouvelle. Il faillit tomber à l’eau lorsque deux marins le poussèrent rudement sur la lisse du gaillard et de là jusqu’au boute-hors. Pris en tenaille entre les hommes du Benbow et ceux de Keen, les Français tentaient déjà de se frayer un passage sur le passavant, seul moyen de retourner se réfugier à leur bord. Mais ils avaient encore l’avantage sur tous ceux qui se trouvaient sous leurs pieds.

Bolitho entendit Bouteiller qui criait :

— Fusiliers, parés !

Il ne voyait rien, mais imaginait sans peine les tuniques rouges aux uniformes sales et froissés qui surgissaient pour obéir à leur officier. Des soldats sonnés, rendus furieux, mais chez qui la sauvagerie de la bataille n’avait pas effacé les vieux réflexes de discipline.

Debout ou un genou sur le pont, ils se tenaient alignés le long du passavant sur l’autre bord. L’un d’eux tomba, raide mort, mais aucun des autres ne broncha. L’heure de la vengeance viendrait plus tard.

— Feu ! commanda Bouteiller.

Les balles des mousquets s’écrasèrent dans la masse des assaillants. Les survivants n’avaient pas eu le temps de se dégager des morts que les fusiliers chargeaient, criant et hurlant comme des démons, baïonnette en avant.

Bolitho glissa, réussit à se maintenir sur l’énorme boute-hors, il se prit les pieds dans la vergue de civadière et dans les haubans. Il se retourna pour regarder, sans oser y croire, le pont qu’il dominait maintenant, le gaillard du Léopard. Sans la dragonne serrée autour de son poignet, il aurait perdu son sabre.

Dans cet autre monde, au-dessus de la fumée, les tirs continuaient : bâtiments aux prises ou qui accouraient au secours de l’amiral français, Bolitho n’aurait su dire. Une marque est faite pour rallier autour d’elle. Désormais, celle-ci était devenue un repère, un appel à se joindre au carnage. Tout autour de lui, les hommes se battaient, impossible de se situer, d’évaluer le temps qui s’écoulait. Des corps se pressaient parfois contre lui, il reconnaissait quelquefois un visage. Un homme réussit même à crier :

— C’est l’amiral, les gars !

Et un autre lui répondit :

— Reste avec nous, Dick !

Le combat faisait rage, une bataille terrifiante et pourtant, la folie s’emparait de vous comme un vin corsé vous monte à la tête. Bolitho se trouva aux prises avec un autre officier. Il fut surpris de la facilité avec laquelle il parvint à le désarmer, d’un revers de poignet. Il allait laisser les choses en l’état, tandis que les marins, hurlant, haletant, continuaient d’affluer. Pourtant, un fusilier s’arrêta et, se penchant sur l’officier tout tremblant, lui jeta simplement :

— Tiens, voilà pour le commandant Inch !

Le coup projeta l’officier sur la lisse où il resta avec la pointe rougie de la baïonnette dans le dos.

Bolitho s’essuya le visage d’un revers de poignet. Il avait l’impression d’être tombé dans une fournaise, la sueur l’aveuglait à demi.

Sur la tonture de la dunette, il voyait les planches du pont, labourées là où les coups de Keen étaient tombés à l’aveuglette. Des corps gisaient près de la roue abandonnée, des hommes couraient à la rencontre des assaillants, incapables sans doute d’admettre ce qui s’était passé.

Un marin jaillit, baïonnette en avant, et se précipita sur Allday. Allday regarda le Français, leva son coutelas. Il en aurait presque ri, c’était vraiment trop facile. Mais, comme il brandissait son arme et assurait sa prise, il poussa un grand cri. Sa vieille blessure s’était réveillée et lui déchirait la poitrine. Il se retrouva sans forces, incapable de remuer.

Un canon abandonné le séparait de Bolitho. L’amiral se précipita vers lui, sabre au clair. Mais Bankart, d’un seul bond, s’interposa. Il ne possédait en tout et pour tout qu’une pique qu’il avait ramassée. Il hurla :

— Recule ! Touche-le pas !

Et il se jeta sur son père pour le protéger, pleurant de peur et de colère. Le Français se rua pour la mise à mort.

Bolitho sentit le vent d’une balle devant son visage. Il n’avait pourtant pas entendu de coup de feu. Le Français partit en arrière et tomba sur le pont en lâchant son couteau. L’aspirant Sheaffe, pâle comme un mort, était là, le pistolet de Stayt encore fumant dans une main et son poignard ridicule dans l’autre.

Il l’oublia, une seule chose comptait. Allday allait se faire massacrer, mais son fils avait trouvé en lui la force et le courage qu’il n’aurait jamais cru posséder.

Bolitho aperçut Jobert près d’une échelle de dunette. Il criait des ordres à ses officiers, mais le vacarme et les grondements du combat l’empêchaient de comprendre ce qu’il disait.

Paget, la vareuse déchirée de haut en bas, le visage tailladé par les éclis, brandit son sabre ensanglanté pour rallier ses hommes. Bolitho essayait de distinguer quelque chose dans la fumée qui l’avait rendu presque aveugle. Ou bien était-ce pis encore ? Il n’avait même plus la force de s’en soucier.

Paget cria :

— Sus à lui ! Tuez-moi ce salopard !

Bolitho se fraya un passage au milieu des marins qui se réjouissaient d’avance. Certains lui étaient inconnus, des hommes de Herrick. Il fallait qu’il s’interpose, le passé ne pouvait rien justifier. Du plat de sa lame, il repoussa le mousquet d’un fusilier. Il entendait Allday, haletant derrière lui, qui serait mort plutôt que de l’abandonner en cet instant.

— Rendez-vous, bon sang ! cria Bolitho.

Jobert se tourna vers lui, surpris. En voyant ce qui se passait derrière Bolitho, il devait comprendre que lui seul pouvait le sauver. On entendait des clameurs, des vivats, quelqu’un cria :

— Leur pavillon dégringole, les gars ! On les a battus, ces enfoirés !

Tous les visages se retournèrent. En différents endroits, les Français, encerclés, commençaient à jeter leurs armes. Mais pas Jobert. D’un air plein de dédain, il dégaina son sabre et jeta sa coiffure sur le pont. Paget cria :

— Laissez-le-moi, sir Richard !

Bolitho lui jeta un bref regard. Paget, l’homme qui avait vécu le pire à Camperdown, ne ressemblait plus au second calme et efficace qu’il connaissait. Il voulait tuer Jobert.

— Reculez, lui ordonna sèchement Bolitho.

Il leva son sabre, sa main et son avant-bras lui faisaient mal. Eh bien donc, pour conclure, ce serait un duel d’homme à homme.

Tout le monde se taisait, on n’entendait plus que les grognements et les gémissements des blessés. Le vent lui-même était tombé sans crier gare. La marque de Jobert battait mollement à l’unisson avec l’Union Jack de son adversaire dont le boute-hors était toujours empalé dans ses haubans.

Les lames tournaient l’une autour de l’autre comme des serpents qui se jaugent.

Le visage de Jobert était hâlé, comme celui de Stayt. C’était le dénouement. Il avait été fait prisonnier une première fois, on s’était emparé de son navire amiral, et c’était lui qui revenait le défier. L’impossible s’était réalisé. Jobert était officier de métier, il avait en face de lui l’homme qui venait lui demander raison. Une dernière chance d’égaliser, de semer les graines de la victoire, même s’il n’était plus là pour la voir et ne devait survivre que quelques minutes à Bolitho.

Jobert commença à se déplacer lentement, les marins anglais eux-mêmes reculèrent pour lui laisser la place.

Paget suppliait Bolitho :

— Puis-je m’en charger ?

Il le voyait qui glissait sur des débris de gréement, il chancelait. Paget glissa :

— Allez chercher le commandant, pour l’amour de Dieu !

Le messager s’élança, mais Paget savait qu’il était trop tard.

C’est alors que Jobert s’élança, une fente d’un côté, une fente de l’autre, tapant du pied au fur et à mesure qu’il progressait. Il s’éloigna un peu, obligeant ainsi Bolitho à tourner la tête. Le soleil qui perçait à travers les voiles déchiquetées l’aveugla.

Était-ce un effet de son imagination ? Il crut pourtant surprendre un éclair de triomphe dans les yeux de l’amiral français. Etait-il au courant de son infirmité ? Les lames se frôlaient, l’acier râpait, les deux adversaires essayaient de conserver leur équilibre et de se maintenir à bout de bras.

Cling – cling – cling, les lames se heurtaient, se rejoignaient avant de se séparer.

L’air hagard, l’aspirant Sheaffe dit à Allday :

— Mais enfin, vous ne pouvez pas l’arrêter ?

Allday, les mains serrées convulsivement sur sa chemise pour calmer la douleur que lui causait sa blessure, lui répondit :

— Trouvez donc un tireur d’élite, et vivement !

Bolitho enjamba avec précaution un cordage. Le sang battait douloureusement dans son bras et il avait du mal à distinguer le visage de Jobert. Que veut-il prouver ? Il est battu, c’est la fin. En voilà assez.

La lame de Jobert jaillit comme l’éclair. Lorsque Bolitho projeta la sienne pour la faire dévier, il sentit le sabre transpercer sa vareuse sous l’aisselle, puis la douleur aiguë de la balafre. Sa garde s’écrasa sur le poignet de Jobert et ils se retrouvèrent collés l’un à l’autre, poitrine contre poitrine.

Bolitho sentait ses forces l’abandonner, sa blessure au côté le brûlait comme un fer rouge. Le souffle de l’homme lui balayait le visage, ses yeux étaient étrangement sombres. Tout le reste se perdait dans une sorte de brouillard. Il crut entendre la voix de Herrick, mais elle lui fit l’effet d’une intrusion déplacée.

Il leva le bras, se projeta sur la poitrine de Jobert en y mettant tout ce qu’il lui restait d’énergie. Jobert tituba, recula contre un canon de dunette, avant de baisser les yeux, horrifié, en sentant le vieux sabre le frapper en plein cœur.

Bolitho manqua tomber à son tour. Les marins se précipitèrent vers lui en poussant des cris de joie. Certains sanglotaient comme des fous.

Il tendit son sabre à Allday, essaya de lui faire un sourire pour le rassurer, comme il l’avait fait tant de fois.

Herrick, poussant les autres, lui prit le bras.

— Mon Dieu, Richard, il aurait pu vous tuer ! – et le regardant avec inquiétude : Si j’avais été là, je l’aurais abattu !

Bolitho tâta le trou de sa vareuse : il avait les doigts pleins de sang.

Tous ces cris l’étourdissaient, mais ils avaient bien le droit de donner libre cours à leurs sentiments. Que savaient-ils, que comprenaient-ils, la stratégie, la nécessité de protéger deux obscurs navires marchands ? Pourquoi auraient-ils continué d’obéir, quand la moisson était si épouvantable, si cruelle ?

Il baissa les yeux sur Jobert, un marin lui enlevait son sabre de la main. Ses yeux étaient entrouverts, comme si, toujours vivant, il écoutait et observait ses ennemis.

— Il voulait mourir, Thomas. Vous ne comprenez pas ?

Il se tourna vers son propre bâtiment et aperçut Keen qui, la main en visière, le regardait. Bolitho leva le bras d’un geste las pour le saluer. Il était sain et sauf. S’il avait trébuché, il était à cette heure en train d’expirer.

Il sentit la main de Herrick sur son bras. Quelqu’un apportait de la charpie pour étancher le sang.

Il avait perdu une bataille. Il ne voulait pas en plus perdre son honneur.

Il s’avança lentement entre ses hommes, leurs visages étaient noircis, ensanglantés. Tout cela lui paraissait irréel, incroyable. Il leva les yeux pour admirer le ciel, loin par-dessus les mâts et les voiles qui pendaient sans vie.

Il se tourna vers son ami et ajouta doucement :

— A sa manière, en fin de compte, c’est Jobert qui a gagné. Allday, qui l’avait entendu, passa le bras autour des épaules de son fils. Il ne trouvait pas ses mots, en tout cas, pas encore. Bankart se tourna vers son père et lui fit un sourire.

L’honneur, celui d’un ami comme d’un ennemi, n’a pas besoin de mots.

Flamme au vent
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